Passer dans le temps...
La question me cloua sur place.
« Est-ce que vous vous rendez compte ? »
C’était bien à moi qu’il parlait. Je regardai quand même autour de moi. Il avait les yeux rivés dans ma direction, prêt à entendre ma réponse.
- « Me rendre compte que ? »
Il sourit. Content de pouvoir m’expliquer sa question.
- « Est-ce que vous vous rendez compte que vous passez dans le temps ? »
- « Oui… Je me lève chaque matin & me recouche le soir, comme tout le monde. Et j’ai un anniversaire chaque année. Formidable non ? »
Je cachais mal mon sarcasme.
- « Mais est ce que vous rêvez encore le jour ? Est ce que vous prenez le temps de rire ? Partagez vous des dîners avec vos amis ? »
Ses questions m'agaçaient. Je me dépêchai à finir mon café trop fort tandis qu'il s’approchait de moi.
- « Ne soyez pas gêné, je ne le dirai à personne. Promis.» me chuchota-t-il grimpé sur la pointe des pieds.
Je regardai ma montre, le métro était en retard. Si j'avais cru au destin, j'aurais sûrement jubilé.
Il me tira la manche.
« Vous avez l’air si tendu. Si vous me faites un sourire, ça ira mieux.»
Définitivement ce n’était pas mon matin. Des clients m’attendaient au bureau pour signer un contrat important. Je n’avais pas du tout la tête à faire des grimaces à un enfant.
Je me rendis compte que ma paupière jouait à la corde à danser : elle sautait depuis la veille. Ma mâchoire était serrée et mes épaules montées bien hautes.
- « Bon. Je m’en vais. Mais n’oubliez pas, nous n’avons qu’une seule vie. Aussi bien être heureux. Au complet ou même juste un peu. La trotteuse de la vie n’attends personne. Ah oui... Trouvez-vous un aimant, ma mère dit qu'elle est moins attirée par le frigo depuis qu'elle en a un. Salut !»
Il était embêtant parce qu'il avait raison.
J'eus le temps de regarder le métro arriver et lorsque je voulu dire à mon petit fatiguant qu'on disait amant et non aimant, il était disparu. Je n'ai jamais su si j'avais rêvé en attendant le wagon ou si le petit bonhomme avait vraiment été à mes côtés, comme une loupe sur ma vie.
J’ai toujours la paupière qui danse quand je suis nerveuse & j’ai toujours un peu mal aux épaules. Mais j’ai réappris à rire et à déguster chaque petit moment. Le matin lorsque j'attends le métro, je souris aux gens. La plupart du temps je me cogne à des visages de bois et j'ai toujours la folle envie d'aller leur tirer la manche et leur dire : Est ce que vous vous rendez compte que le temps passe ?
Rizada